Le dissident du Médoc
P O R T R A I T
Par JEAN-PAUL KAUFFMANN
Henri Duboscq, propriétaire de Haut-Marbuzet. Occupe une place singulière dans le monde bordelais. Son vin, qui a ses amoureux et ses détracteurs. est inclassable.
Haut-Marbuzet est un cas d'école absolument fascinant.
Le portrait de Talleyrand est partout. Dans les bureaux de Haut-Marbuzet, dans la chambre à coucher. Quand on s'étonne auprès d'Henri Duboscq de sa fan cination pour le " Diable boiteux ",, symbole de la dissimulation et du cynisme, il répond: " N'est-on pas toujours attiré par les qualités ou les défauts que l'on n'a pas ? " Le propriétaire de Haut-Marbuzet a au moins un point commun avec le prince de Bénévent, la sagacité, cette intuition et cette vivacité d'esprit qui vient à bout de tous les obstacles. Ajoutons peut-être aussi un goût pour l'insoumission qui poussa l'ancien évêque d'Autun à rompre avec sa caste et à épouser la cause de la Révolution. Henri Duboscq est lui aussi un rebelle, en butte à ce qu'il appelle " les puristes " du vin et l'establishment bordelais. À Haut-Marbuzet, il n'y a pas d'nologue conseil, pas de maître de chai. Henri Duboscq fait tout.
Quand on l'interroge sur sa formation, il répond: " Mais je suis le fils d'Hervé Duboscq ! " Un tel père vaut tous les diplômes. Vacher du Béarn devenu sous-chef de gare puis vendeur de bouchons, ce père, qui n'avait foi que dans la terre, avait, en 1952,
acheté en viager un vignoble de 7 hectares, Haut-Marbuzet, vestige d'une vaste propriété, le domaine de Marbuzet, détenu au début du XIXe siècle par une famille d'origine irlandaise, les Mac Carthy. Ne trouvant pas d'acquéreurs, les petits enfants du propriétaire furent contraints en 1852 de morceler le domaine en onze lots. Par une longue et patiente politique d'achats, par un travail acharné et aussi par ce côté inspiré qui pourrait le faire passer pour une sorte d'illuminé s'il n'y avait chez lui ce robuste bon sens et une lucidité jamais en défaut, le fils du pâtre béarnais a, après son père, pratiquement reconstitué le vignoble originel, qui compte aujourd'hui 62 hectares. Il habite aujourd'hui la demeure des Mac carthy.
La secte Duboscq
Inutile de préciser que lorsqu'il contemple le chemin parcouru, Henri Duboscq est fier de lui. Il ne cache pas la part de revanche qu'il y a dans cette réussite. Elle le dédommage de l'humiliation qu'il a longtemps subie. Il dit qu'il a reçu de son père une formation de " berger-guerrier ". Henri doit tout à Hervé, " homme profondément orgueilleux, d'autant plus fier qu'il était désargenté ", précise t - il. Le maître de Haut-Marbuzet parle tout simplement de dignité. Pour autant, ce principe ne l'aveugle pas. Haut-Marbuzet est sans doute le vin le plus atypique du Médoc. Cette impossibilité de le ranger dans une catégorie suscite la polémique depuis vingt ans. Ses détracteurs affirment qu'il élabore un vin facile, racoleur, un vin vulgaire. Ces critiques amusent le propriétaire de Haut-Marbuzet. Elles le simulent même. Il ne les balaie pas dédaigneusement, d'une moue ou d'un revers de la main, loin de là. " Haut-Marbuzet est un vin populaire ", assène-t-il. Qu'est-ce qu'un vin populaire? " C'est le vin du public, ce n'est pas le vin des intellectuels. " Qu'entend-il par là ? " Haut-Marbuzet, c'est une armée de vingt mille partisans, une troupe de volontaires... Mes affidés... La secte Duboscq. "
Dompter le terroir
Bigre ! Le maître de Haut-Marbuzet ne serait-il pas mégalomane ? Assurément, mais la force du personnage est que l ambition ne l'égare pas. Lui a au moins le mérite de la franchise. Il y a tant de mégalomanes qui font la comédie. Dans sa folie des grandeurs, cet homme sait toujours s'arrêter à temps. Il a failli racheter Le Boscq, vieille propriété de Saint-Estèphe située au bord du fleuve: " Vous vous rendez compte ! Château Le Boscq !... Le couronnement pour mon narcissisme. Mais j'ai réfléchi froidement. J'ai beaucoup acheté ces derniers temps... Je possède presque tout le hameau de Marbuzet... Je me suis souvenu de la réflexion de mon ami Gautreau': " Un château, ou ça devient une ruine, ou ça te ruine. " Surtout, comme son maître Talleyrand, Duboscq ne perd jamais le but final. " Mes détracteurs ont créé mes partisans. Ils me sont nécessaires. J'avoue qu'au début j'ai souffert de leurs attaques. Depuis quelque temps, j'entretiens moins la polémique. On m'a admis. Je trouve cela inquiétant. " Quelle est chez lui la part de la provocation ? Il y a chez cet insoumis la passion du défi et une vive répugnance pour tous les conformismes. Henri Duboscq est un homme qui a beaucoup réfléchi sur lui-même, donc sur le vin. Son discours repose toujours sur un paradoxe. Exemple: " En matière de vin tout est possible. Rien ne l'est. " À ceux qui dénigrent Haut-Marbuzet, vin qui pécherait par trop de système, il répond: " Mais je suis l'ennemi de la technologie. Le génie du vin est celui de son terroir ".
Pourtant, les critiques sur Haut-Marbuzet portent justement sur un doute: la typicité du Saint-Estèphe n'est-elle pas absente de ce vin ? L'explication d'Henri Duboscq est simple: " On confond deux choses. Le Saint-Estèphe de jeunesse et le Saint-Estèphe de maturité. D'ordinaire, comment s'exprime le Saint-Estèphe à ses débuts ? Il est distant, austère, viril. C'est un vin qui met beaucoup
de temps à s'épanouir, il est peu jovial et il passe pour avoir des manières rustiques à cause de la rudesse de ses tanins. Mon tempérament est exactement le contraire du Saint-Estèphe. Je suis volubile, exubérant et plutôt caressant. Je fais donc le vin qui me ressemble car ce que j'aime par-dessus tout, c'est moi. Il m'a donc fallu échapper à cette "typicité" qu'on prête à Saint-Estèphe. Momentanément, j'ai dû dompter le terroir. Jeune, Haut-Marbuzet est davantage Duboscq que Saint-Estèphe. Voilà pourquoi il choque les puristes. Au bout de trois ou quatre ans, c'est une autre affaire. Mon vin m'échappe. Il n'a plus le flamboiement de Duboscq mais il ne montre pas encore le génie de son terroir. Haut-Marbuzet va connaître alors une période de réflexion. Les amoureux de ce vin ne reconnaissent plus la fringance de ses débuts. Je dirais que, lassé d'être brillant, Haut-Marbuzet entreprend d'être profond. Le terroir va désormais faire oublier le vinificateur. "
Un vin initiatique
Le propriétaire de Haut-Marbuzet reconnaît avoir longtemps tâtonné. Au début, le merlot avait sa faveur. Il l'a abandonné au profit du Cabernet-Sauvignon, qui couvre à présent 40 hectares de son domaine. Quant à la barrique neuve qui a donné au Haut-Marbuzet ce goût boisé si particulier, elle a fait jadis commettre à Henri Duboscq quelques erreurs. " C'est mon père qui a eu l'idée de loger son vin dans du bois neuf. Par nécessité. I1 ne disposait d'aucune barrique usagée lorsqu'il a acheté le domaine [voir Cahiers 1991 de L'Amateur de Bordeaux consacré au bois]. On lui déconseillait cet usage du bois neuf: "Vous logez du tanin dans du tanin." En fait, il s'est aperçu que le goût lui plaisait. Le vin était onctueux avec des notes exotiques. Je reconnais que Haut-Marbuzet était alors superbement racoleur. Son espérance de vie était peut-être moindre. Il reste que ces Haut-Marbuzet ont séduit énormément.
Le vin de Duboscq a été le grand initiateur pour toute une génération qui découvrait le vin. Certains lui sont restés fidèles, d'autres s'en sont éloignés. Il n'empêche qu'il occupe une place à part dans ce qu'on pourrait appeler le " rite de passage ". Haut-Marbuzet constitue l'admission à un culte, celui des grands vins. Beaucoup restent à jamais attachés à ce moment qui les a introduits à la connaissance du bordeaux, vin qui exige plus que d'autres une éducation. Duboscq est un cas unique d'école, quelque chose de singulier, une licorne dans le trop parfait ordonnancement médocain. Au fond, on en revient toujours à Talleyrand, homme de contestation et de séduction dont on ne connaîtra jamais la véritable nature. Il y a aussi un mystère Haut-Marbuzet...
1. Propriétaire du château Sociando-Mallet.